
Le photographe peut s’emparer de n’importe quel objet, à n’importe quel moment : l’eau qui coule sur les pierres et les galets menait son inusable activité bien avant que le photographe ne la surprenne et elle continuera à produire les mêmes jeux d’ombre et de lumière quand nos yeux ne la regarderont plus. À une époque où l’activité photographique prend souvent, dans le public, les formes et les attraits du «reportage», cette image sans bord d’un modeste (et pourtant inépuisable) jeu d’eau affirme la liberté du photographe à s’emparer de tout ce qui est visible, sans hiérarchie esthétique, sensible ou intellectuelle. La sobre référence aux Nymphéas de Monet rappelle seulement qu’après un siècle et demi de cohabitation chahutée, les photographes et les peintres ont cessé de prendre le réel comme terrain de leurs affrontements. Yves Mandagot aime la peinture et nombre de ses images entament une conversation animée, parfois ironique, avec ce que notre regard doit au cubisme, à l’art optique aux constructions de Mondrian ou aux rêveries de Klee.
L’image de l’eau coulant sans fin sur les galets est également un rappel de ce qu’est le temps photographique. C’est celui d’Héraclite et des matérialistes de l’Antiquité qui nous avertissent qu’on ne se baigne jamais deux fois dans la même rivière : la réalité ne se donne à voir que dans l’espace de l’instant, dans le désordre du discontinu.
Pierre Lepape / oct. 2019


Une photo montre toujours quelque chose qui est absent au moment où on la regarde ; quelque chose qui est à la fois insaisissable et terriblement net. C’est assez précisément ce qu’on appelle une trace. Le réel saisi par l’objectif s’efface derrière la photo ; lui, n’a rien à dire, c’est elle qui « parle ». Yves Mandagot espère seulement que le fragment de réalité qu’il a cadré offrira au regard ce dont la photo porte trace. D’où le sentiment qu’il participe aux choses plus qu’il ne les révèle.
Ses images ne procurent pas d’éblouissement. Ces images n’ont rien à dire ; elles ne font que montrer. Des choses longtemps contemplées avant que l’objectif ne les saisisse, mais aussi des fragments éphémères arrachés au réel d’un geste brusque et tranchant.
Ces images ne révèlent rien de précieux, elles sont étrangères à toute pose intellectuelle. Si les lieux, les espaces, les objets que l’objectif a saisis peuvent paraître banals à un regard hâtif, quelque chose en elles, cependant, quelque chose de tremblant et d’incertain se meut, vient vers nous, s’adresse à nous, nous captive, se rend maître de notre regard. Notre œil est témoin de l’apparition d’un lointain, quelque proche que puisse être ce qui l’évoque, de la mise à jour d’un secret tapi au sein même du monde le plus quotidien.
Didier Alluard / juil. 2019
La structure d’une photo, appelons-la : son dessin, doit sa précision, sa netteté à la pensée qui l’a conçue dans l’instant même où l’objectif la saisissait. Elle est en somme la forme expressive dans laquelle cette idée s’est incarnée à travers le jeu du cadre, des valeurs chromatiques ou des modulations de lumière.
L’exactitude, la justesse d’une photo, c’est celle aussi du point où l’appareil est placé, tel que le plus léger déplacement aurait infléchi tout l’espace et affecté le dessin de l’image. Si l’appareil est bien en prise directe avec la réalité, l’acte photographique ne cherche pas à reproduire le réel, mais à révéler une vérité qui ne pouvait s’inscrire que dans la matérialité d’une image. En règle générale, qui, partant du réel, se suffit d’un « pur regard » risque fort de ne pas atteindre cette vérité ; il se soumet au monde et l’accepte comme s’il n’en faisait pas partie. Au contraire, une photo d'Yves Mandagot doit son dessin à l’acceptation d’un jeu avec le monde ; c’est un jeu de hasard, mais d’un hasard traqué, prémédité, une disposition à savoir saisir l’accidentel, mais un accidentel que le regard anticipe et sur lequel il a toujours un temps d’avance. Maîtriser ce jeu est ce qui permet de faire tenir dans le cadre d’une image les tensions qui la parcourent et de tailler ses facettes comme on taille une pierre précieuse.
Didier Alluard / juil. 2019


Ne pas se laisser enfermer dans les lieux faits pour séduire le regard, ne pas non plus détourner les yeux pour voir ailleurs, mais faire un pas de côté et saisir ce qui se tient dans les marges des lieux érigés en symboles de l’urbanité, cela, c’est aussi prendre position, et c’est avant tout une question de bonne distance ; une photo est juste si elle permet aux choses qu’elle a saisies d’être simplement ce qu’elles sont, je dirais : présentes, d’une présence toute matérielle, opaque, et cependant traversée de tensions qui les propulsent au devant de notre regard.
La photo, si elle se veut juste, n’a vocation ni à devenir l’inquisitrice du réel ni à prêcher une foi aveugle dans les apparences. Sa fonction n’est pas d’acculer violemment la réalité aux aveux, pas plus qu’à se mettre au service des dissimulations incessantes dont celle-ci se rend coupable. La justesse est le critère qui permet de juger des images dans un monde qui a perdu à jamais son innocence. C’est aussi parfois ce qu’on pourrait appeler la « pudeur » d’un photographe, quand il fait d’elle son plus sûr garant contre un monde dont il appris à se méfier.
Didier Alluard / juil. 2019